Lussas 2012 : « II faut bien que quelqu'un les fasse, ces films d’énervement »

 

Nouvelle édition, a partir de dimanche 19 août, des Etats généraux du documentaire, logés dans un minuscule village du fin fond de l‘Ardèche, Lussas, qui sera pris d'assaut, pendant une semaine, par une armada de campeurs festivaliers-cinéphiles Parmi les tentations, cette année, on signale un panorama d'une vingtaine de films portugais (dont les perles du jeune Sergio Da Costa), ou encore la confrontation, qui s'annonce passionnante, entre de vieux classiques de Jean Rouch et les splendeurs de Ben Russell (voir notre enthousiasme pour Let Each One Go Where He May en 2010).

Quant à la sélection « Expériences du regard », panorama d’œuvres récentes, on y retrouve quelques films déjà primés ailleurs, au Réel a Paris (le surprenant Autrement, la Molussie) ou au Fid Marseille (La nuit remue), mais aussi les derniers travaux de cinéastes que l’on suit depuis des années. C'est le cas de Jean-Gabriel Périot, qui montrera pas moins de trois films en Ardèche.

Cet artiste français est I'auteur d'une batterie d'essais brefs et spectaculaires, parfois hypnotiques, réalises a partir d'archives ou de photographies, dans lesquels il a aborde des sujets très divers, des violences policières à la représentation des femmes tondues a la Libération. II s'est également essayé ces dernières années, a des moyens métrages de fiction, dont le dernier en date, Regarder les morts, adapté d'une nouvelle de l'Américain Don Delillo, sera projeté à Lussas. Entretien avec cet artiste, dont une bonne partie de la filmographie est disponible en ligne.

 

Vous travaillez exclusivement les formats courts, avec des films parfois proches du ciné-tract, ou du fragment expérimental. Pourquoi ?

C'est d'abord du hasard. Les techniques que j'ai commence à développer, sur les premiers films, ne peuvent pas fonctionner sur des formats trop longs. A la fois pour des raisons propres a la narration, mais surtout parce que ce sont des techniques usantes pour le spectateur. J'aime le format court parce qu'il me permet de défendre des narrations que le long ne permet pas. On évacue le dialectique et le contradictoire, pour proposer des choses très affirmatives, qu'il faudrait nuancer si l'on passait au long.

 

Dans presque tous vos films, on sent un grondement, de la fureur. C'est le moteur de votre cinéma ?

II y a un énervement. Je ne fais que des films qui énoncent quelque chose qui, selon moi, doit être énonce. Je ne suis pas contre le cinéma de divertissement, en tant que spectateur. Mais je ne peux pas, en tant que cinéaste, m'astreindre a l'amusement ou a la gentillesse. Je ne vois pas assez de films engages, agressifs Et comme je ne les trouve pas en tant que spectateur, je les fabrique. Il faut bien que quelqu'un les fasse, ces films d'énervement. Je ne suis pas tout seul, mais l'on est tout de même ultra-minoritaires.

 

Quand on regarde votre production sur dix ans, l'intensité de cet « énervement » ne faiblit pas.

Si c'était le cas, j'arrêterais de faire des films. J'adorerais, un jour, faire une comédie. Mais passer un an de ma vie a faire une comédie, je ne peux pas. Je peux passer un an de ma vie à faire un film sur Hiroshima, mais pas un an sur une comédie. Si je pouvais la faire en deux jours, je la ferais. C'est tellement d'énergie, de faire un film, que je ne peux pas passer ce temps-là à faire des choses légères

 

Venons-en à l'un des films projetés à Lussas, Nos jours, absolument, doivent être illuminés, qui tranche, par son apaisement, avec le reste de votre filmographie. D'ou vient l'idée ?

Le film est un accident. J'avais le projet d'organiser ce concert de détenus à la maison d'arrêt d'Orléans, pour des gens à l'extérieur de la prison. J'ai passe un mois avec les détenus à travailler avec eux, essayer de faire du lien entre le dedans et le dehors. Un chœur d'hommes et un chœur de femmes se sont portés volontaires. En tout, une douzaine de personnes, avec qui nous avons travaillé une playlist, avec un musicien. Au départ, je voulais seulement filmer les gens à l'extérieur dans le but de montrer le résultat aux détenus. Mais l'on s'est dit que l'on pouvait fabriquer un vrai film avec cette matière. L'émotion que provoque le film doit beaucoup aux classiques de variété française, dont les paroles prennent un sens nouveau, sur ces visages d'inconnus. Même la chanson de Francis Lalanne s'entend différemment, et prend une force assez incroyable.

Au sein de la prison, les femmes voulaient partir sur de la variété. Et les hommes sur des registres plus politiques, comme le rap Mais ils se sont dit, ensuite, qu'il y aurait sans doute leur femme et leurs proches qui viendraient les écouter de l'autre cote, et qu'eux connaissent déjà leur galère. Ils ont finalement accepté de chanter, eux aussi, des chansons d'amour.

 

Regarder les morts est un travail très diffèrent. C'est une fiction, qui est aussi votre première adaptation littéraire - une nouvelle de l'écrivain américain Don Delillo, qui décrit une spectatrice captivée par des tableaux du peintre allemand Gerard Richter. La question de la représentation de la violence vous est familière ...

Je travaille depuis quatre ans sur un long-métrage sur la bande à Baader, et j’aime énormément Richter. J'ai commence a faire des recherches sur cette série de peintures consacrées à la bande à Baader (un ensemble de 15 tableaux en noir et blanc, intitulé 18 octobre 1977, date à laquelle on retrouva morts dans leur cellule quatre leaders du collectif. Quand on travaille avec les archives, il ne s'agit pas de donner a voir les archives telles qu'elles existent mais de les redonner a voir, de la manière dont l'artiste les a vues. Non pas raconter l’Histoire, mais utiliser l'image pour autre chose que ce qu'elle raconte. C'est exactement ce que fait Richter, lorsqu'il tire plusieurs tableaux, et plusieurs cadrages, de la même photo de presse d'une femme morte.

Je suis ensuite tombé sur le texte de Don Delillo, publié dans le New Yorker (en 2002). Cette nouvelle, qui décrit comment cette femme regarde les tableaux de Richter, m'a bouleversé. J'y ai trouvé tellement de choses importantes pour moi, résumées dans un texte très ouvert. II y avait quelque chose d'évident, qui interrogeait mes propres pratiques de regardeur. C'est en fait la première fois que je me suis dit en lisant un texte que je me devais de I' adapter.

 

Dans Les Barbares, comme dans We Are Winning Don't Forget, votre recours aux photographies permet, de manière très frontale, de désigner des adversaires, et de glorifier des héros.

Je serai un peu moins affirmatif. Cela désigne des « méchants », c'est certain. Mais je ne désigne pas des « gentils ». Les Barbares se termine dans le feu et la destruction complète, et je ne suis pas affirmatif au point de dire qu'il faudra utiliser la violence pour changer la société. Je sais que le jour où éclatera une revolution, je serai de la génération d'avant. La manière dont je travaille aujourd'hui, dans un certain confort, va disparaître. On ne peut pas garder tous les avantages du système capitaliste quand on veut en sortir.

 

Vous avez eu envie de partir filmer les révolutions arabes ?

Je ne filme pas le réel. Très peu. Cela me fait peur. Et si j'y allais, ce serait pour moi, pas pour faire un film. Le réel est un apprentissage, ce n'est pas si facile. Faire des films politiques, cela reste, pour moi, un moyen de régler ma mauvaise conscience politique Cela m'évite de me retrouver dans l'action concrète. C'est un moyen de faire passer mon énergie, mon désir de changement

 

Par Ludovic Lamant
Médiapart, 19 août 2012
www.mediapart.fr/iournal/culture-idees/170812/lussas-2012-il-faut-bien-que-quelquun-les-fasse-ces-films-denervement